Un dossier minutieux

Laurence BOUDART et Christophe MEURÉE (sous la dir. de), François Emmanuel. Un écrivain sur la terre, Textyles n° 62, Ker, 2022, 165 p., 18 €, ISBN : 978-2-87586-317-1

textyles francois emmanuelÀ mi-parcours seulement, 2022 s’annonce déjà un excellent cru pour le vignoble François Emmanuel : parution du roman Raconter la nuit (Seuil), de deux pièces de théâtre chez Lansman, de l’essai Guérir par l’écriture ? (Le Taillis Pré), dossier Le monde de François Emmanuel (A.M.L.), numéro spécial de la revue Textyles. Celui-ci prend place dans un flux de travaux critiques qui grossit depuis une quinzaine d’années, venant confirmer – un peu tardivement ? – la stature d’un écrivain qu’on n’hésite plus à dire « grand ». Outre le volume et la diversité de sa production littéraire, F. Emmanuel mène une réflexion exigeante sur les ressorts obscurs de l’écriture et de la fiction tels qu’il les éprouve, guidant avec tact ceux et celles qui interrogent son art. Ce va-et-vient auteur-lecteur, le récent Textyles – premier numéro de revue consacré à l’écrivain – l’illustre de manière tantôt explicite, tantôt implicite, à travers sept études de textes, deux inédits de l’écrivain, une enquête sur ses lectures. Il ne fait pas double emploi avec Le monde de François Emmanuel, dont il est plutôt complémentaire et qui est dû aux mêmes maitres d’œuvre : Laurence Boudart et Christophe Meurée, chevilles ouvrières des Archives et Musée de la Littérature.

Analysant Le tueur mélancolique (1995), Laurent Bozard le compare aux modèles classiques du récit policier : roman à énigme, à suspense, d’investigation, roman noir. L’écrivain ne s’inféode à aucun mais joue avec tous, les désamorce, les entremêle : l’enquête se noue surtout dans l’esprit du lecteur, qui se demande à quel type de récit il a affaire… Autre son de cloche avec Émilie Belsack et le complexe motif de la maison familiale dans La passion Savinsen (1998) et La chambre voisine (2001). À travers les dualismes ici/là-bas, porosité/étanchéité, hériter/habiter, entente/mésentente, l’on perçoit mieux les vicissitudes auxquelles sont soumises les destinées sous l’empire de la demeure ancestrale. Vient ensuite, tel le trou normand au milieu d’un bon repas, un texte de F. Emmanuel : Le héros, l’ennemi, le traître, trois personnages-types du récit de guerre qui n’en compte guère davantage – sinon celui du lâche –, contrairement à la richesse relationnelle de la vie ordinaire. « L’ennemi de l’homme de guerre, c’est l’homme tout court », conclut l’auteur.

Dans le salon désert d’un musée viennois, une femme s’évanouit devant le tableau L’enlacement d’Egon Schiele. L’élucidation de cet étrange « éblouissement » fait l’objet d’un court roman psychologique (2008) dont Véronique Jago-Antoine déplie l’imbroglio avec érudition et subtilité ; féminité, sexualité, refoulement, désir, voix, sont comme des pièces d’échecs avec lesquelles se joue une partie aléatoire… À partir de Jours de tremblement (2010) et des réactions de la presse, Pierre Halen dégage trois hypothèses interprétatives qui se côtoient sans se joindre ; il met ainsi en lumière la polysémie de ce roman nourri des affres post-coloniales sans s’y réduire. Vincent Tasselli, de son côté, compare Sept chants d’Avenisao (2010) aux Sept sermons aux morts de C.G. Jung en passant par les mythes et archétypes primitifs ; les deux livres relatent les sept étapes du parcours initiatique, depuis le dépouillement de soi jusqu’à la lumière terminale, se révélant « totalement mystiques ». Nouvelle parue en 2016 dans le recueil 33 chambres d’amour, La botaniste amène Marinella Termite à questionner la place du monde végétal dans l’œuvre de l’écrivain, en particulier ce que les plantes disent des femmes et des passions ; elle établit un parallèle avec Valets de nuit de Corinne Hoex, qui a inspiré le recueil de F. Emmanuel.

Sans explication quant au choix des œuvres étudiées mais sagement rangées dans l’ordre chronologique de leur parution, ces analyses textuelles cèdent le pas, en fin de dossier, à deux contributions moins prévisibles. D’abord, une recherche microscopique de Christophe Meurée quant aux lectures de l’écrivain, telles que les révèlent les épigraphes de ses livres et des allusions moins explicites en cours de récit ; ces deux types de « citation », s’ils n’ont pas une fonction identique, manifestent l’altérité essentielle qui préside à l’acte d’écrire. Celui-ci reçoit d’ailleurs le dernier coup de projecteur avec un bref récit de F. Emmanuel, Une voix dans la neige : le temps d’un colloque à Ljubljana, dans la polyphonie des langues et des voix, le narrateur retrouve une femme aimée jadis, tentant de comprendre comment a pu s’étioler ce qui leur est arrivé d’exceptionnel – pièce émouvante et supplémentaire du puzzle avec lequel les pages précédentes se sont colletées.

Daniel Laroche