Jérôme MICHEL, Simon Leys. Vivre dans la vérité et aimer les crapauds, Michalon, coll. « Le bien commun », 2023, 128 p., 12 € / ePub : 8,99 €, ISBN : 9782347002787
Ressaisir la cohérence, la puissance d’une œuvre, l’arracher aux malentendus durables qui n’ont cessé de la recouvrir, dissiper les lectures paresseuses dont elle est prisonnière : c’est à l’aune de ces trois ambitions que se tient l’essai que Jérôme Michel consacre à Simon Leys. Sinologue, historien de la peinture et de la calligraphie chinoises, traducteur de Confucius, Shitao, Lu Xun, Shen Fu, Pierre Ryckmans bouleverse le paysage intellectuel lorsque, en 1971, il publie sous le pseudonyme de Simon Leys, Les habits neufs du président Mao. Chronique dénonçant la tragédie de la Révolution culturelle, s’inscrivant à contre-courant du maoïsme en France, cet essai (publié par Champ Libre, l’éditeur de Guy Debord) retentit comme une bombe. Comme l’analyse finement Jérôme Michel, c’est son amour pour la Chine ancienne et actuelle, sa fascination pour une civilisation « autre » vue comme une figure de l’Esprit permettant à l’occidental qu’il est de se décentrer, qui le pousse à révéler ce qu’il perçoit comme l’imposture du Grand Timonier, le plongeon du rêve communiste dans le cauchemar du totalitarisme. Révéler les sombres dessous de la « Grande Révolution culturelle prolétarienne », pourfendre un régime de terreur lui vaut d’être ostracisé, traité comme un paria. Continuer la lecture
927, 3 chiffres en titre pour condenser tout un roman. 927, 3 chiffres auxquels on a tenté de réduire la vie et l’art d’un homme. 3 chiffres qui cachent toute l’émotion qui se dégage à la lecture des mémoires de cet homme, Lôc Vàng, chanteur de Nhac Vàng (Musique jaune, d’or), genre musical vietnamien qui n’est pas sans rappeler le boléro et parle d’amour, de cœurs brisés, de la condition humaine et qui fut interdit par le pouvoir communiste dans les années 60. 927 n’est pas le titre de ces mémoires mais celui du nouveau roman de Tuyêt-Nga Nguyên dont ils sont une part. Nous expliquons. 
Avec Lettres du Goulag, Jean-Louis Rouhart a fait paraître un ouvrage essentiel sur le monde du Goulag en Union soviétique. Il y a quelques années, ce germaniste professeur émérite à la Haute École de la Ville de Liège avait réalisé une étude consacrée à la correspondance clandestine – déjà – dans les camps nazis, essai qui avait reçu le Prix de la Fondations Auschwitz – Jacques Rozenberg en 2011. Il s’attaque maintenant à la même problématique dans le monde soviétique.
L’érudition, la subtilité et la vivacité du sinologue Pierre Ryckmans font des textes réédités, préfacés et postfacés par Jean-Luc Outers et Pierre Piret sous le titre La Chine, la mer et la littérature une chance pour quiconque cherche à s’initier à l’immense civilisation chinoise. Ainsi, dès les premières pages, deux traits méconnus nous en sont livrés et surtout expliqués : la « monumentale absence du passé » qui se constate dans le peu de bâtiments anciens subsistants, d’une part, et, de l’autre, la calligraphie en tant qu’« art suprême aux yeux des Chinois ». Les deux correspondent à leur conviction que la pérennité spirituelle appartient à l’écrit transmissible et métamorphosable, jusqu’aux « faux » copiés au fil des siècles, bien plus qu’à la pierre aussi orgueilleuse que soumise aux ruines du temps. La récurrence des pratiques iconoclastes dans l’histoire de la Chine, y compris sous l’action des Gardes rouges dans les années soixante du XXe siècle, en reçoit un éclairage inattendu. De même, approchant « Poésie et peinture », Ryckmans met en exergue « les vertus du vide » qui s’échangent de l’une à l’autre, blanc, silence, non-dit, ellipse du verbe, absence du sujet, et qui répondent à l’idéal du qi (esprit, souffle, énergie…), « concept central de la théorie esthétique » pour manifester la « communion avec l’univers ». Exemple splendide, ces vers de Ma Zhiyuan :
Par l’intermédiaire d’un ami, Marc Pirlet rencontre pour la première fois en avril 2013 Bruna, une vieille dame qui habite sur les hauteurs de Seraing. Celle-ci vient souvent l’après-midi en ville, à Liège, prendre un chocolat chaud dans un endroit accueillant sa solitude. Pourquoi va-t-il la rencontrer, bientôt régulièrement ? Parce que cette dame menue, charmante d’ailleurs, a une histoire qu’elle a longtemps tenue sous silence mais qui maintenant, alors qu’elle a atteint quatre-vingt-six ans, doit se confier. C’est avec constance et ferveur que Marc Pirlet va l’écouter et recueillir des propos qu’il faut communiquer à tous. C’est en effet une confidence de l’enfer vécu que Bruna tient à faire avant de disparaître, pour que rien ne s’oublie, ne se perde de la mémoire. L’enfer, ce sont ces années passées dans les camps de concentration nazis, les camps de la mort. C’est en 1941 que Bruna, qui a 16 ans, et son frère sont arrêtés dans la maison familiale de Seraing par les agents de la Gestapo qui recherchent le père, communiste polonais, disparu depuis l’exode de mai 1940. Rapidement déportée en Allemagne et à travers plusieurs lieux de détention, elle arrive au sinistre camp de Ravensbrück où elle passera plusieurs années terribles avant de terminer dans cet autre enfer qu’était Bergen-Belsen, d’où elle sera libérée puis rapatriée vers la Belgique en état d’extrême faiblesse.
Le demi-siècle 1965-2015 fut marqué par une série de crises ou de mutations profondes, dont notre vision du monde occidentale ne pouvait sortir intacte : révélation accrue des crimes nazis et staliniens, conséquences de la décolonisation, contestation de mai 68 et maoïsme, chocs pétroliers, fin de l’U.R.S.S. et déclin du communisme, croissance des pays émergents, etc. Telles sont les turbulences historiques devant lesquelles Éric Clémens, philosophe de formation, a tenté de repenser les bases de la politique et de l’éthique – rappelons notamment son essai Le même entre démocratie et philosophie (Lebeer-Hossman, 1987) –, mais sans éluder la nécessité de l’action concrète, puisqu’il a notamment organisé ou participé à de nombreux débats publics et qu’il milite pour l’attribution à chaque citoyen d’un « revenu de base inconditionnel ». Le livre qui parait aujourd’hui rassemble des textes publiés tout au long de ces années, jalons d’une recherche exigeante et rigoureuse entre interrogation philosophique et écriture poétique ; son titre l’indique, égalité et liberté sont deux préoccupations – éminemment républicaines – qui dominent, ou plutôt arriment le questionnement auquel s’astreint l’auteur. 