Archives par étiquette : SonaLitté

Bluebird, le dernier né de Geneviève Damas

Geneviève DAMAS, Bluebird, Gallimard, 2019, 154 p., 14,50 € / ePub : 10.99 €, ISBN : 978-2072853401

Geneviève Damas a l’art de donner la parole à ceux, et surtout celles, qui n’ont pas toujours droit de cité dans nos sociétés. Après une migrante et celle qui va lui apporter soutien et logement dans Patricia, son précédent roman publié chez Gallimard, elle donne cette fois la parole à une adolescente dont la vie va prendre une direction inattendue.


Lire aussi : notre recension de Patricia


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Jacques Sojcher : visage, perte et attente

Jacques SOJCHER, La confusion des visages, dessins d’Arié Mandelbaum, Fata Morgana, 80 p., 15 €, ISBN : 978-2-37792-038-9

Dans La confusion des visages, la poésie du philosophe-artiste Jacques Sojcher s’avance vers le plus nu. Nudité de la vie, nudité des mots pris dans le battement entre énonciation et mutisme, nudité d’un retour vers l’enfance. Composé de dix partitions poétiques, le recueil explore le paradoxe du verbe, à la fois passerelle — du moins promesse de passerelle — vers l’être et entrave au réel. Professeur émérite de philosophie et d’esthétique de l’Université Libre de Bruxelles, grand arpenteur des pensées de Nietzsche, de Lévinas, d’Artaud, de Jabès, auteur entre autres de Nietzsche. La question du sens, La démarche poétique, Paul Delvaux ou la passion puérile, Jacques Sojcher délivre dans ses textes et recueils poétiques (Le sexe du mort, C’est le sujet, Trente-huit variations sur le mot juif, Éros errant…) une maïeutique aporétique placée sous le signe de ce que Pascal Quignard appelle balbutiement. Ce balbutiement en tant qu’être au monde parcourt La confusion des visages qui s’ouvre sur un vers liminal « L’aube ne s’est jamais levée ». Empreints d’une légèreté grave, les textes sont autant de talismans en quête de la « vraie vie », d’un visage qui dise « oui à mon visage ». Le réel contrarie la propension au rêve. Le poème récolte les errances de la mémoire, exalte la permanence de l’enfance dont il est le gardien. Protéger l’enfance qui, survivant, barre l’accès à l’âge adulte, sonder la part d’enfance, c’est-à-dire d’in-fans, non parlante, de l’écriture a pour horizon l’échappée hors du « poids mort » de « chaque parole adulte ». Continuer la lecture

Nous ne sommes pas seuls dans la mangrove

Un coup de cœur du Carnet

Victoire DE CHANGY, L’île longue, Autrement, 2019, 200 p., 17 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 9782746751262

Il s’agirait d’abord d’un départ : sur un coup de tête, la narratrice, jeune femme affamée de mystère part à Téhéran et « s’accorde au décor et dénote à la fois ». Prend ses marques et le temps nécessaire pour découvrir l’Iran « qui ouvre ou qui ferme », « qui tend ou qui prend ». Lors de l’ashoora[1], elle a rencontré Tala, la vingtaine, qui la voit comme « sa première amie d’un autre pays ». C’est la fille aînée d’une fratrie dense. Sa mère est décédée il y a peu, dans une douleur quasiment indicible. Un mal qui pourtant a été gravé en ondes sonores sur le répondeur : « Dardaram, j’ai mal » sont des mots qu’on ne voudrait plus jamais entendre. Tala a aussi donné la vie très tôt à Bijan. Toutes trois, la fille déliée de son mariage, la petite-fille qui touche si tendrement les gens et les objets et cette narratrice invitée jusqu’au plus intime de cette famille, vont chercher à percer les secrets d’une mère dont subsiste une collection de phrases sibyllines. Dans le « carnet du dedans » résident sans doute des réponses à toutes leurs questions.

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L’urgence est aussi littéraire

Un coup de cœur du Carnet

Caroline LAMARCHENous sommes à la lisière, Gallimard, 2019, 165 p., 16 € / ePub : 11.99 €, ISBN : 9782072819292

Nous sommes à la lisière : superbe titre pour un recueil de nouvelles qui ne l’est pas moins. Caroline Lamarche s’était déjà, dès ses débuts, révélée comme une auteure exigeante en matière de littérature et d’écriture peaufinée. Le recueil de nouvelles, Le jour du chien, publié aux éditions de Minuit en 1996, lui valut d’emblée le prix Rossel. À la suite d’un chien en errance, elle traçait le portrait d’humanités au bord de gouffres.

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Isabelle Wéry, comment dansent les poneys

Un coup de cœur du Carnet

Isabelle WÉRY, Poney flottant, ONLIT, 2018, 246 p., 18 € / ePub : 9 €, ISBN : 978-2-87560-104-9

Dans le vaste continent des livres, rarissimes sont ceux qui créent un univers-langage aux pouvoirs de déracinement. Se cabrant contre toutes les limites, Poney flottant chavire la forme livre pour épouser des flux sauvages déstabilisant l’économie de l’écriture et, partant, de la lecture. Après Marilyn désossée (Maelström, couronné par le Prix de la Littérature de l’Union Européenne en 2013), l’écrivain, l’actrice et metteuse en scène Isabelle Wéry nous livre un conte qui traverse les bienséances du dire, du penser, du jouir. Humour corrosif, grinçant, pulsions en roue libre — fuck les lois de la famille, du socius —, l’héroïne Sweetie Horn, autrice à succès qui se réveille d’un coma après avoir entrepris le premier marathon de sa vie à 70 balais, nous livre l’épopée mentale de son existence. Sa voix nous parvient d’une région intermédiaire, entre les portes de ce qui est et les portes de la mort ; sa voix nous catapulte dans un monologue intérieur porté par une folle inventivité verbale qui répercute des expériences en marge. Texte-vortex qui déroule un flash-back stroboscopique, Poney flottant plonge dans l’enfance de S. H. en Angleterre, les caracoles dans l’inceste avec le grand-père gentleman farmer, les ébats érotiques qui explosent le corps, les sens et le syndrome poney qui affecte l’héroïne en proie à un arrêt de croissance. L’hormone de croissance fait la grève. Soumis à un essor luxuriant, le verbe et l’imaginaire prendront le relais. Continuer la lecture

Christine Aventin : déjouer les enfermements

Un coup de cœur du Carnet

Christine AVENTIN, Breillat des yeux le ventre, postface de Christophe Meurée, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2018, 160 p., 8,50 € / ePub : 6.99 €, ISBN : 978-2-87568-406-6

Couronné par le prix quinquennal de l’essai de la Fédération Wallonie-Bruxelles en 2017 pour sa première édition au Somnambule équivoque et aujourd’hui réédité dans la collection Espace Nord, Breillat des yeux le ventre est conçu comme un corps textuel inouï au travers duquel se conquièrent un sujet politique et un nouveau plan d’écriture. Revenant sur sa trajectoire littéraire — le coup d’envoi du Cœur en poche, la dépossession de l’œuvre, de soi, le rapt de l’œuvre par le père —, Christine Aventin tisse une machine littéraire autour d’un feu central, d’un attracteur moléculaire, Catherine Breillat. Dans un jeu de miroirs, d’interfécondation (au sens où Proust l’évoque dans Sodome et Gomorrhe), les films, les écrits de Breillat se retrouvent réengendrés dans le mouvement même où ils révèlent à Christine Aventin l’expérience d’une sororité. Breillat-Aventin en écho d’Antigone et d’une Ismène antigonisée… Continuer la lecture

Un livre flamboyant, rouge et noir

Véronique BERGEN, Tous doivent être sauvés ou aucun, ONLIT, 2018, 262 p., 18 € / ePub : 9 €, ISBN : 978-2-87560-102-5

Il faudrait être inspiré comme elle pour commenter le dernier opus de Véronique Bergen et communiquer la beauté violente d’un texte où elle déploie une énergie féroce et tous ses talents de conteuse, de visionnaire et de poète. Tous doivent être sauvés ou aucun est une fable animale, soit que les animaux méritent une parole, hors allusion biblique, soit parce qu’ils sont souvent les compagnons des hommes, leurs témoins et parfois hélas leurs victimes. Que les humains les élèvent  et les sélectionnent aux fins d’expériences dites scientifiques ou les destinent à simuler le défi qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas tenter eux-mêmes, mais dont ils tireront après coup toute le bénéfice, le rapport est toujours inégal. De nombreux animaux de laboratoire sont parfois utilisés à des fins futiles ou sacrifiés pour les besoins ou simplement la gloire de quelques-uns ou la volonté de domination des autres. Continuer la lecture

La preuve vivante

Adeline DIEUDONNÉ, La vraie vie, L’Iconoclaste, 2018, 270 p., 17 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 978-2-37880-023-9

« À la maison, il y avait quatre chambres. La mienne, celle de mon petit frère Gilles, celle de mes parents, et celle des cadavres. »
Papa tire du gros gibier, dès qu’il peut. Ici et jusqu’en Himalaya. Cette « chambre des cadavres« , c’est celle où il dispose ses trophées. Il y a des têtes de sanglier, d’antilopes, de zèbres, même un lion entier. Et une hyène dans un coin. Prédateur, papa l’est aussi envers maman, bien sûr, et maman esquive la violence conjugale en se faisant la plus transparente, la plus molle possible, encaissant juste les coups. La narratrice et son petit frère Gilles vivent une relation fusionnelle. À l’aube de la puberté, ils dorment encore ensemble, se partagent tous leurs secrets et réenchantent leur quotidien en jouant dans une casse de voitures. De retour de l’école, lorsque c’est la saison, ils achètent quotidiennement une glace au marchand ambulant – avec supplément chantilly pour elle. On ne peut pas dire que ce soit une vie rêvée, mais au moins rien ne viendra s’interposer entre Gilles et elle. Rien, jusqu’à l’accident. Continuer la lecture

Où l’on goûte avec joie à des fables anarchistes façon Antoine Wauters

Un coup de cœur du Carnet

Antoine WAUTERS, Moi, Marthe et les autres, Verdier, 2018, 80 p., 12,50 € / ePub : 8.99 €, ISBN : 978-2-86432-988-6 ; Antoine WAUTERS, Pense aux pierres sous tes pas, Verdier, 2018, 192 p., 15€ / ePub : 10.99 €, ISBN : 978-2-86432-987-9

Non, Antoine Wauters n’est pas un auteur ordinaire. D’abord, il ne se contente pas de sortir un roman à la fois mais deux, paraissant chez le même éditeur. Ensuite, il ne se contente pas de d’insérer ses fictions dans des genres bien précis – polar, s.f., etc. –  mais il taille sur mesure des costards ultra classe à ses récits « d’anticipation ». Parce que, oui mon cher, le Wauters qu’on connaît et qu’on aime, celui des récits familiaux sensibles, celui à la petite musique perso envoûtante, celui qui écrit en douceur à fleur de peau, s’est mis, à sa façon, à la s.f. !

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Carte postale et plan comptable

Célestin de MEEÛS, Écart-type, Tetras Lyre, 2018, 69 p., 14 €, ISBN : 978-2-930685-36-6

de meeus ecart typeLors de son passage au Théâtre National Wallonie-Bruxelles en décembre dernier, le philosophe Alain Badiou racontait que la poésie commence là où la langue maternelle termine. Il y aurait une lisière où elle n’est plus un usage — quotidien, familial, professionnel –, mais une friche pour l’usager. Celui-ci découvre alors un domaine intérieur impérieux et infini. Le locuteur devient poète lorsqu’il se transforme en explorateur puis lexiculteur. La langue n’est plus pour lui le véhicule du sens, mais supérieurement l’expression des sens. Le goût de la chose, l’odeur de l’encre, le son du clavier ou du stylo sur le toucher du papier s’allient de visu, au travers de l’alphabet, pour extraire ce qui n’appartient qu’à chacun : son âme, où

l’on oublie
que les villes peu à peu
amnésiques nous éliment.

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Familles décomposées

Barbara ABEL, Je t’aime, Belfond, 2018, 464 p., 19.50 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 9782714476333

abel_je t aimeJe t’aime, le nouveau roman de Barbara Abel, est construit autour d’un fait divers. Un jeune conducteur percute un car scolaire, tue un écolier de sept ans assis au mauvais endroit dans le bus, et meurt lui-même sur le coup. La police reconstitue sans peine la chronologie des faits et trouve rapidement les causes de l’accident : le jeune homme avait fumé du cannabis toute l’après-midi avant de prendre le volant. Continuer la lecture

Une annonce immobilière des plus particulières

Un coup de cœur du Carnet

Astrid CHAFFRINGEON, Chambre avec vue, illustrations Claire Morel, Éléments de langage, 2018, 60 p., 10€, ISBN : 978-2-930710-16-7

chaffringeon chambre avec vueN’avez-vous jamais été totalement subjugué.e, emporté.e par un paysage ? Un lieu qui, d’un seul coup, semble vous envelopper entièrement et vous retenir au creux de son ventre. Un endroit qui vous reste dans la tête, qui continue inlassablement à vous appeler, de jour comme de nuit, qui, comme un amant terriblement envoûtant, vous attire à lui, vous caresse et vous absorbe. Bref, n’êtes-vous jamais tombé.e amoureux.se d’une vue, d’un paysage ou d’un monument, au point que tout le reste devienne futile, encombrant, décevant ? C’est ce qui arrive à la narratrice un peu perchée de Chambre avec vue. Continuer la lecture

Maîtriser le jeu

Carmelo VIRONE, Battre les cartes, MaelstrÖm, 2018, 116 p., 14 €, ISBN : 978-2-87505-304-6

virone battre les cartes.jpgC’est un message de vie que nous adresse en quelques vers Carmelo Virone, à la première page de son recueil de nouvelles Battre les cartes. Message d’amour aussi puisque le sang y est chaud et le cœur haut. C’est d’un élan tournoyant que se suivent ces onze récits, si différents les uns des autres qu’ils créent chaque fois la surprise, au point qu’on pourrait se demander s’il faut suivre une piste ou se laisser prendre au hasard de la lecture. La continuité existe bel et bien, dans le ton, on y reviendra, et dans cet ensemble cohérent d’humour et de tendresse que chacun des textes illustre à sa manière. À y regarder de plus près, on découvre entre eux un système de répons. Continuer la lecture

Devant soi, vingt ans de bon

Un coup de cœur du Carnet

Ariane LE FORT, Partir avant la fin, Seuil, 2018, 173 p., 17 € / ePub : 11.99 €, ISBN : 978-2021385540

le fort partir avant la finLe précédent roman d’Ariane Le Fort datait de 2013, et la lauréate du Prix Rossel 2003, qui publie avec une certaine parcimonie, nous propose chaque fois un travail précis, d’une écriture retenue et rigoureuse, avec un sens du concret le plus réaliste empreint de tact, de tendresse et d’ironie, et un désenchantement qui ne se prive cependant pas du goût de vivre. Partir avant la fin qui vient tout juste de paraître au Seuil s’entend dès l’abord à double entrée, laissant penser à une décision de quitter cette vie avant sa décrépitude ou de rompre une liaison avant la déception. Et le roman croise en effet et fait se rejoindre les deux thématiques d’une mère perdant peu à peu la mémoire mais obstinée à vouloir marcher dans la mer sans s’arrêter pour s’y noyer, et d’une femme entre deux amours qui a le chic, dit-elle, de remplacer une illusion par une autre. Continuer la lecture

Noir et blanc

Un coup de cœur du Carnet

Jean-Pierre ORBAN, Toutes les îles et l’océan, Mercure de France, 2018, 294 p., 21 € / ePub : 14.99 €, ISBN : 978-2-7152-4729-1

orban toutes les iles et l oceanAu début des années 1960, Adèle embarque vers une ville non nommée qui apparaîtra finalement être Stanleyville. Elle est à la recherche de Sainto avec qui elle a vécu une brève mais très forte relation et dont elle est enceinte. Dans la première partie de Toutes les îles et l’océan, Jean-Pierre Orban raconte cette lente remontée sur un bateau, où Adèle est la seule Blanche, et l’arrivée dans une ville à feu et à sang. La deuxième partie a pour cadre Bruxelles, la troisième Londres et une brève quatrième se déroule sur l’océan. Continuer la lecture

Sur la route du soi

François EMMANUEL, Ana et les ombres, Actes sud, 2018, 180 p., 18.50 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 978-2-330-09641-0

emmanuel ana et les ombres.jpgFrançois Emmanuel n’est plus à présenter. Depuis près de trente ans, son œuvre se déploie et elle forme aujourd’hui un ensemble impressionnant. Déclinée en pièces de théâtre, romans, essais et nouvelles, elle a imposé avant tout une plume au service de la subtilité et  qui se met au chevet des âmes de ses personnages. Dans son nouveau roman Ana et les ombres, l’auteur, psychiatre de formation et de métier qui ne se perd jamais en diagnostics et qui semble avoir renoncé à jamais nommer quelque forme de pathologie ni surtout à y enfermer ses personnages, explore les coulisses du mal-être pour nous livrer la part d’irréductible humanité qui se trouve au cœur des blessures qui empêchent de vivre pleinement. Continuer la lecture